Elle rôde, s’insinue, s’immisce à pas lents ou, soudain, s’impose avec violence dans nos existences pulvérisées. Elle ? la Mort, cette Camarde si bien moquée par le troubadour Brassens et que nous prenons parti, le plus souvent, d’ignorer. La nôtre, in-envisageable, pour un rendez-vous dont nous ne savons ni le jour ni l’heure. Ou celle des autres, que nous voudrions ne pas voir. Dès lors, quoi de mieux que l’écriture pour affronter cette disgrâce inévitable? Après tout, ”comme elle est vaine la vie qui ne sait pas qu’elle va passer” nous rappelle Etienne Orsini dans son dernier opus, “Homme de peu de poids”, fin tissage entre textes de réflexions sur la mort et haïkus.
Memento mori
Un beau titre pour dire les parades de toutes sortes que nous engage à imaginer cette mort si repoussante. Corse d’origine, le poète, lui, la fréquente de près dans son village où elle laisse des traces perpétuelles
Caveau de famille
Bien enfouies les racines
Dont tu es l’arbre
Le jour des défunts
Un grand nuage qui dévore
Tout le bleu du ciel
Mais de manière générale, on ne veut la voir que de très loin. Ou alors dans des jours précis, bien cernés, des faits divers à commenter avec distance, avec cette mort d’inconnus qui nous concerne le moins possible…et parfois même, elle n’est pas si pénible, quand on a le sentiment que ceux qui partent ont bien vécu
Memento mori
Sur la porte du frigo
Un simple post it
Avant de partir
Ecouter une dernière fois
La mer dans tes yeux
haïbun mortel
La force de recueil vient d’une belle tension entre des réflexions amusées, parfois ironiques, à visée presque sociétale, et des haïkus qui “ramassent” la pensée de l’impensable. En ce sens, c’est un haïbun de voyage intérieur –ceux de Bashö traitaient de périples dans le monde- qui nous est offert.
Il nous permet d’explorer sous tous les angles, légers ou plus tristes, ce sujet qu’on écarterait volontiers de la main, alors que la conscience de la mort fonde notre goût de vivre.
Pour Etienne Orsini, il y a un privilège de l’âge et de l’expérience de la vie, cette compréhension si longtemps ignorée : “nous ne sommes qu’instants dans l’escarcelle de l’Eternel”. Une réalité que chaque haïku, dans sa brièveté même, vient nous rappeler :
Cinq sept cinq…Dix sept
Et puis c’est fini la vie
Memento mori
Et d’insister :
“Qu’on se le dise, la mort ne peut être ignorée, dépassée boudée. Elle demande une attention de chaque instant”.
Cendres dispersées
Manque de concentration
Disait ton carnet
Début de l’automne
Pour chaque feuille qui meurt
Une résurrection
la mort certes, mais le deuil….
On ne peut alors que penser à l’art du jisei, ces haïkus ultimes que tout poète haïkiste se devait de composer pour achever le deuil de soi que le bouddhisme zen invite à travailler tout au long de sa vie.
Terre et métal…
bien que ma respiration s’arrête
temps et marée continuent
Atsujin
Le chemin du paradis
est pavé de clairs
pétales de pruniers
Masumi Kato[1]
Le deuil de soi, certes, peut se concevoir. Mais le deuil de ceux qu’on aime ? Comme l’écrit Etienne Orsini “le deuil, c’est un bagne que n’entoure aucune forêt équatoriale”.
Il en sait quelque chose, lui qui nous confie sobrement son épreuve. Alors que ce poète s’était donné pour tâche, en rassemblant ces quelques textes et réflexions, de rappeler le memento mori , l’inconcevable de l’inconcevable qu’il fréquentait depuis quelques mois s’est imposé : “trois mots pleurés au téléphone et mon fils a vécu” écrit-il d’une belle écriture feutrée.
Décidément, la camarde voudrait toujours avoir le dernier mot.
Ici, avec Etienne Orsini, nous pouvons l’en empêcher
Le vieil étang
Une grenouille se meurt
Le non-bruit de l’eau
Etienne Orsini, Homme de peu de poids, éditions Via Domitia, 2022, 15 euros
A commander ici
[1] Jisei traduits pas Daniel Py et tirés du livre JAPANESE DEATH POEMS : Yoël Hoffmann, Ed. Tuttle, 1986.
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