A la recherche d’un haïku féminin

Le haïku peut-il être “genré” ? A priori, non, tant ses codes cherchent l’universel et l’effacement de son auteur. Pourtant, l’exploration d’un haïku féminin s’impose, à l’heure où les femmes de tous horizons sont certainement plus nombreuses que les hommes à pratiquer .
Dans le numéro 79 de la revue GONG, j’ai eu la joie de coordonner un dossier entièrement dédié à cette ”féminisation” possible du haïku. En voici quelques extraits.

Vitalité des haïjines japonaises

Extrait de l’article de Paolo Falcone

 De nos jours, avec les nouveautés technologiques les femmes japonaises, souvent au foyer, ont beaucoup plus de temps pour pouvoir écrire et inventer. Ainsi, nous assistons à une montée en croissance des cercles haiku, des revues et des haijines femmes. Il y a aussi des milliers de recueils à ce sujet.

De Hokkaidō à Okinawa les femmes se réunissent, et créent l’art de l’instantané, avec une touche de sensibilité qui se retrouve dans le choix des thèmes : le foyer, l’âge qui avance, la maternité, et les rapports familiaux. Cependant, l’érotisme et l’exploration de nouvelles frontières poétiques voient aussi le jour.

Inahata Teiko (1931 – 2022) écrit des haikus, plus « classiques », où elle emploie des mots de saisons en y ajoutant une vision personnelle. Dans son Troisième recueil d’haiku, elle affirme : « Chanter les fleurs et les oiseaux et copier objectivement, tel est le chemin du haiku traditionnel. J’ai tenté, de manière assidue, de m’en détacher ». En voyageant dans le monde, elle encourage à utiliser les haikus pour retourner à la nature, mais aussi à soi-même.

brise légère

suffisante pour porter

le parfum des fleurs de pruneaux

Katayama Yumiko (née en 1952) affirme que : “Sexuellement, un homme et une femme sont entièrement différents. Dans un genre littéraire comme le haiku, une femme n’a-t-elle pas le choix d’utiliser la différence sexuelle pour explorer un monde auquel les hommes n’ont pas accès? ”.

Paolo Falcone est actuellement journaliste pour Japan Magazine. Spécialisé en études japonaises dans la littérature classique de Heian, notamment les évocations du paysage dans les Notes de Chevet de Sei Shönagon.

Ressources de femmes haïjines

extrait de mon article

Désormais de nombreuses possibilités de lire des haïkus féminins – de tous horizons – se développent, à travers toutes sortes de publications, y compris sur les réseaux sociaux.

Peut-on y percevoir des marques plus spécifiques du féminin, s’identifier encore davantage comme femme et y puiser des inspirations « différentes »? Oui bien sûr !

Certaines sont évidentes, car liées au vécu direct du « sexe faible » : la lignée féminine et son impact,  la maternité ;  le rapport au corps, prédominant, incontournable (ses transformations, son poids, ses accessoires, ses parures – un reste de haïkus consacrés aux kimonos ? –

marchant dans la neige

une veille femme en escarpins

ses jambes nues

Denise Therriault-Ruest[1]

D’autres, moins au premier plan, sont tout aussi spécifiques. En novembre 2022, dans un atelier que j’avais centré sur le « haïku au féminin » (avec exercices poétiques, méditations, kukais…) les participantes ont dévoilé ces facettes indirectes, mais jamais secondaires.

D’abord, la possibilité de rire de notre condition.

Journée de la femme-

les spaghetti al dente

de mon mari

Céline Cohen

Journée de la femme-

mon fils me présente

sa petite amie

Anne Dealbert

Aussi, une perception singulière de la solitude, sans doute plus prégnante et ambiguë chez la femme qui, par tradition, devrait être « en charge » d’un foyer

Solitude –

elle s’offre un cadeau

sous la lune

Anne Isabelle Quelderie

On pourrait aussi mentionner un lien plus étroit avec la lune, avec les fleurs…Tant de sentiments subtils qui s’expriment en forme brève !

Cette expérience m’a convaincue qu’il y avait désormais un véritable champ d’études à ouvrir et approfondir, celui de la sensibilité féminine dans l’écriture de haïkus.

cercle de femmes-

dans l’ombre des tilleuls

une ronde

Dominique Blanc

Bien sûr, pour un tel chantier, le regard des hommes nous serait ô combien précieux !

Témoignage d’une haïjine

extrait de l’article de Coralie Creuzet

Je peux dire aujourd’hui que le haïku, par l’attention qu’il porte au vécu, m’a accompagnée sur un chemin de jouissance d’être femme. J’avais environ 21 ans quand nous nous sommes rencontrés, et il m’a invitée à habiter mon corps ainsi que le monde – qui est aussi, d’une certaine manière, mon corps – avec plus de conscience. A devenir plus intime avec moi-même.

Ce poème est en effet un fabuleux compagnon pour la femme à chaque étape de son cycle et de sa maternité. Il permet de nommer avec précision, de se dire, à la fois universelle et particulière, et de se reconnaître.

montée de lait

de plus en plus lourds

les nuages[1]


demi-lune –

ses mains à la recherche

de l’autre moitié[1]

Il y a encore, de nos jours, quelques sujets tabous concernant le corps féminin, et j’ai parfois pu m’en rendre compte au fil de mes publications. Selon notre culture, notre éducation, notre histoire et notre propre rapport au corps et au féminin, il peut être difficile ou dérangeant d’aborder certains thèmes.

Je prendrai comme exemples notamment les règles et le deuil périnatal. D’autant plus que ce petit poème peut alors venir réveiller nos jugements et nos idéologies.

Mais le haïku, qui cultive l’art de la suggestion et de la subtilité, ouvre de petites brèches dans nos murailles intérieures…

fausse couche –

la rivière emporte

ce qu’il reste de jour[1]


nuit de neige –
sur mon ventre je berce
des fantômes[1]

Il me semble très important, tant que l’on est dans le respect de la vie, de ne pas s’autocensurer, car il se peut que certaines joies et peines très intimes, voire cachées, ici ou là se rejoignent, se fassent écho… que des passerelles se construisent, des portes s’ouvrent, bien souvent insoupçonnées. C’est alors que la voie du haïku contribue à pacifier le monde.

Coralie Creuzet Eprise de poésie depuis l’enfance, c’est en 2005 qu’elle découvre le haïku au fil de ses lectures. Depuis, il lui colle à la peau. Outre ses recueils de haïkus personnels, elle participe à de nombreux ouvrages collectifs, dont le plus récemment 366 HAIKU : Vingt ans de concours de poésie, 2001-2020, 2020 (concours Taol Kurun) et Je pense à toi !, collectif de haïkus coordonné par Françoise Maurice et Eléonore Nickolay, éditions Pippa, 2021.

 

A lire : Revue GONG de l’Association Francophone de Haïku, 79

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Par Pascale Senk

Journaliste, auteure, éditrice spécialisée en psychologie, Pascale Senk se consacre à transmettre l’art et l’esprit poétique du haïku, qu’elle envisage comme une voie méditative.

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