le haïjin est-il un poète comme les autres?

matin de neige

seul

je mâche du saumon séché[1]

Bashö

Peut-il être appelé « poète » celui qui a composé cette petite saynète du quotidien, pour le moins prosaïque, en une poignée de mots ? J’imagine quelques spécialistes de la « grande » poésie occidentale tordre leur nez. Cette composition est si éloignée, tant dans le fond que dans la forme, de tout ce que nous avons appris de la poésie sur les bancs de nos écoles ou de l’Université ! Lorsque, de surcroît, son auteur est présenté comme le « plus grand poète du Japon », une sorte de Victor Hugo de l’archipel, comment pourraient-ils ne pas s’esclaffer ?

Il suffit d’ailleurs d’explorer les ouvrages spécialisés, ou les forums dédiés aux haïkus, ou les témoignages des haïkistes contemporains, ça et là, pour observer que « haïku » et « poésie » sont des termes qui ne vont pas toujours ensemble, et ne semblent pas interchangeables. D’ailleurs, en japonais, et dès les débuts du genre, la distance entre les deux termes a bien été marquée :  dans la tradition, le « haijin » est le compositeur de haikus. Il est ainsi nommé par opposition au « shijin », poète au profil plus classique.

C’est là le premier trait du haïjin : il est un arpenteur de la scission. Au sens tant historique que formel – avec le 5/7/5 ou la césure- cette coupure qu’il incarne reste fort vivante, notamment dans l’esprit du peuple japonais qui, faut-il le rappeler, élève l’art des lames au rang de trésor national.

début de l’hiver

dans la montagne le bruit d’une serpe

coupant des bambous

Soseki[2]

Si Bashô, Issa ou Shiki étaient de studieux lettrés, nourris de poésie chinoise, ils ont, chacun à sa manière, choisi délibérément, et après avoir longuement étudié le classicisme, de se tourner vers le poème bref, d’explorer cette minuscule forme née de plus long (les renga, les tanka), de plus ancien (le waka), mais destinée à exister de manière autonome.

 Le haïjin est donc rivé amoureusement à la forme qu’il s’est choisi. Il est « celui qui écrit des haïkus », une formule apparemment réductrice pour nous qui avons une conception plus globalisante du poète.

Un mangeur de kakis

qui aimait les haïkus

ainsi faudra-t- il se souvenir de moi

Shiki[3]

Dirait-on de Joachim du Bellay qu’il était « celui qui écrivait des sonnets » ou de Baudelaire qu’il était « le maître des alexandrins » ? Non, bien sûr ! Nos icônes sont perçues dans la majesté globale de leur art, une sorte d’état supérieur de leur être qui s’exprimait aussi au-delà de la forme qu’ils exploraient.

Le haïjin, lui, explore la contrainte : comment composer un poème plus court, plus léger, plus vrai tout en restant en lien avec le réel, c’est-à-dire la nature créatrice ? Outre les 17 syllabes (mores), il suit donc la règle du kigo, qui lie son inspiration aux saisons. Quel défi ! Bien sûr nos poètes romantiques se sont abondamment inspirés de la Primavera pour évoquer la passion amoureuse ; Verlaine a exploré l’automne dans ses sonnets les plus nostalgiques…mais jamais ces résonances saisonnières ne leur ont été imposées !

Bashô a défini un autre aspect de cet engagement poétique si singulier : le haïjin est celui qui avance dans la nature – et dans le monde, donc- en se laissant porter d’instant en instant, de pas à pas.

voyageur

sera désormais mon nom

première averse d’hiver

Bashö[4]

Nous pourrions ici continuer à égrainer toutes ces spécificités qui font du haïjin un poète « à part », différent de ceux que nous connaissons notamment en occident : dans son art, il évite les métaphores, la « poétisation », l’enjolivement, la dramatisation, le débordement émotionnel, l’abstraction, la versification…l’imagination !

Mais explorons plutôt ce qui en fait un poète à part entière, afin que tous ceux qui aujourd’ hui  «écrivent des haïkus » soient bien conscients de pratiquer un art poétique au sens le plus noble qui soit.

La poésie, du point de vue étymologique, c’est la « création par les mots », tout simplement. Est poète celui qui joue, transforme, cisèle son écriture pour en libérer une langue autre, nouvelle, rafraîchie. Certes, pour le haïjin, ce sont le « peu de mots » et la densité du silence qui deviennent sésames.

Ca, ça

c’est tout ce que j’ai pu dire

devant les fleurs du mont Yoshino

Teishitsu[5]

Il n’empêche, cet artisan des mots, pour parvenir à cette épure, pratique l’art de la langue, tout comme en d’autres lieux et d’autres temps, Paul Eluard ou Shakespeare, s’y sont essayés. Il faut travailler à des tensaku en groupe pour mesurer l’importance de l’agencement des lignes, ou le changement d’un mot pour un autre, dans la montée en puissance d’un haïku ! Le poème bref est bien une broderie de mots !

Mais pour être poète de pied en cape, d’âme et de cœur, le haïjin répond aussi à la proposition Rimbaldienne : « il faut se faire voyant »[6]. Sans « dérèglement de tous ses sens », cependant, mais plutôt grâce à une sensorialité consciente, faite de porosité au monde et au moment présent, ainsi qu’aux sentiments qui le traversent. Le haïjin n’échappe pas à la réalité, mais ses poèmes transcendent celle-ci, nous permettant de percevoir enfin ce que, à force de routine et d’encombrement, nous ne percevions plus.

Fraîcheur :

la voix de la cloche

quand elle quitte la cloche !

Buson[7]

Cet art ciselé des mots, cette hypersensibilité au présent, et ce témoignage de la profondeur dans la simplicité sont paradoxalement ce qui rapproche les haïjins du XVII è siècle -comme ceux d’aujourd’hui- des poètes de la modernité. Relisant Apollinaire ces jours-ci, je réalisais que le long poème Zone, sorte de promenade méditative dans la ville, était d’ une certaine façon peuplé de haïkus.

Rappelons-nous de cette attaque révolutionnaire du recueil Alcools[8] avec ce premier vers qui, pour Apollinaire, avait valeur de manifeste poétique et philosophique :

A la fin tu es las de ce monde ancien

Et de tant d’autres images déployées :

Tu es seul le matin va venir

Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues

Si le format, la langue, l’époque et la culture sont différents, nul doute qu’Apollinaire et Bashô sont frères d’âme. Parce qu’ils partagent dans leur inspiration un ADN précieux, rare et décisif : l’état poétique.


[1] Bashö, A Kyoto rêvant de Kyoto, trad Cheng Wing fun et Hervé Collet, ed Moundarren, 2004

[2] A la recherche de l’instant perdu, anthologie, trad Cheng Wing fun et Hervé Collet, ed Moundarren, 2014

[3] Shiki, le mangeur de kakis qui aime les haïkus, trad Cheng Wing fun et Hervé Collet, ed Moundarren, 2015

[4] Bashö, A Kyoto rêvant de Kyoto, trad Cheng Wing fun et Hervé Collet, ed Moundarren, 2004

[5] In Fourmis sans ombre, anthologie réunie et traduite par Maurice Coyaud, éd. Phébus, 1978

[6] Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny dans « Lettres du voyant » les éditions de Londres 2011

[7] RH Blyth, Haïku vol 1, trad de Daniel PY, éditions Unicité, 2017

[8] Apollinaire, Alcools, ed NRF poésie Gallimard, 2022

Par Pascale Senk

Journaliste, auteure, éditrice spécialisée en psychologie, Pascale Senk se consacre à transmettre l’art et l’esprit poétique du haïku, qu’elle envisage comme une voie méditative.

1 commentaire

  1. Merci Pascale, pour ce joli texte, que je ne connaissais pas ! Une belle synthèse de nos chers haïku, ponctuée de petites merveilles poétiques…
    Belle journée à toi !

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