Les sagesses anciennes, la psychologie moderne, les coachs..tous sont unanimes : il nous faut apprendre à vivre « ici et maintenant ». Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Et où cela nous mène-t-il ? Coup de projecteur sur un concept ardu entré dans la vie courante.
Vous êtes dans votre cuisine et préparez le repas du soir. Mais votre esprit est envahi par mille réflexions qui vous ont agacé au travail dans l’après-midi, alors que vous étiez en réunion. Stop ! Respirez. Revenez à ce que vous faites. Sentez le parfum des légumes que vous êtes en train d’éplucher, regardez les couleurs dans la cocotte, écoutez la musique qui s’échappe de votre salon et réjouissez-vous : vous êtes sur le point de dîner avec ceux que vous aimez. Rien d’autre à vivre en ce moment, alors profitez-en. Revenir à vos sensations corporelles vous y aidera.
Pourquoi vous inquiéter de ce qui a été, ailleurs, et sur lequel vous n’avez plus aucune prise ?
Hier est passé, demain est un autre jour. Vous verrez bien alors de quelle énergie vous disposez pour améliorer vos relations, ou finaliser votre travail. Entre-temps, vous serez différent, les autres aussi, et la réalité à affronter sera forcément nouvelle.
D’apparence facile, ce petit exercice repose en réalité sur le socle fondamental des sagesses les plus anciennes, de la philosophie grecque au bouddhisme, et sur les découvertes en psychologie positive, des thérapies cognitives à la méthode Vittoz : « vivre l’instant » y apparaît comme la solution à la plupart de nos problèmes, et l’un des moteurs les plus puissants pour accomplir ce que nous voulons. Encore faut-il savoir ce que l’expression recouvre. Car au fil des décennies de notre « hypermodernité », le terme a pris différentes significations.
Je me souviens de la première fois où j’ai entendu parler de cette façon d’envisager la vie. C’était à la fin des années 1980. L’un de mes amis venait d’apprendre sa séropositivité. A ses proches affolés, il répétait : « Aujourd’hui, à l’heure qu’il est, je ne suis pas malade. Regardez-moi : je suis porteur du VIH, mais sans aucun symptôme. Celui-ci ne se déclarera peut-être jamais. Pourquoi me mortifier ? Au contraire, j’ai besoin de prendre des forces ici et maintenant, et de ne pas laisser mon esprit s’envoler dans des projections noires. »
Peu après, il s’est inscrit au Dojo zen de Paris et la pratique intensive de la méditation l’a aidé à rester ancré dans le présent… jusqu’à ce que les nouveaux traitements contre le sida soient découverts.
Lutter contre le stress et l’anxiété
Rien à voir avec le carpe diem joyeux, créatif et… gaspilleur des années 1970. « A L’époque, c’était cool de vivre au jour le jour », comme le notait avec ironie la publicité pour un groupe d’assurances. En photo sous ce slogan, une jeune hippie visiblement frappée d’inertie et d’insouciance.
Triomphait alors « la culture du “tout, tout de suite”, sacralisant les jouissances sans interdits, sans préoccupations des lendemains », comme le rappelle le philosophe Gilles Lipovetsky(1). Ces temps heureux de la croissance économique, du consumérisme tous azimuts nous laissaient croire que « le présent avait réussi à canaliser toutes les passions et les rêves ».
Le vivre pleinement revenait donc à le dépenser, à se dépenser, à dépenser tout, puisque nos ressources semblaient illimitées.
Très vite, les temps ont changé.
« A partir des années 1980 et surtout 1990, un “présentisme” de seconde génération arrive, poursuit Gilles Lipovetsky. Une certaine insouciance des jours a vécu : c’est dans l’insécurité que se vit, de manière croissante, le présent. » Celui-ci devient alors un formidable outil anti-angoisse. Le monde étant plus menaçant (récession économique, montée du terrorisme, grandes épidémies…) et la vie de chacun un espace plus menacé, l’ici et maintenant, sésame venu d’Asie, permet aux Occidentaux désorientés de traverser les zones d’incertitude et les épreuves.
Le Bouddha l’a dit il y a quelque deux mille cinq cents ans : « Ne cherchez pas le passé, ne cherchez pas le futur ; le passé est évanoui, le futur n’est pas encore advenu. Mais observez ici cet objet qui est maintenant. » Prendre appui sur le moment présent se révèle toujours efficace pour se ressourcer et recouvrer ses forces. La plupart des coachs en on fait le sel de leur métier. Vous vous inquiétez pour la scolarité de votre enfant ? Au lieu de projeter, restez-en au présent. Quel acte pouvez-vous faire aujourd’hui pour le soutenir dans son parcours ? Embaucher un jeune étudiant pour l’aider à faire ses devoirs, vous inscrire dans une fédération de parents d’élèves ? Comment vous sortir de votre sentiment d’impuissance si ce n’est par l’action au présent ?
1. In Les Temps hypermodernes, avec la collaboration de Sébastien Charles (LGF, “Biblio essais”, 2006).
Construire l’avenir et exister
Aujourd’hui, notre capacité à vivre le présent semble prendre encore une nouvelle couleur. « La priorité de l’après sur le tout de suite domine », analyse Gilles Lipovetsky. Nous avons pris conscience que les ressources de la planète n’étaient pas infinies, que notre santé reposait sur une prévention à long terme, que l’avenir des générations futures naissait ici et maintenant. Nous faisons des choix conscients dans le présent (circuler à vélo, manger bio, éviter de prendre l’avion…) pour mieux préparer l’avenir.
Et puis « nous vivons une contraction du temps jamais expérimentée jusque-là, explique le prospectiviste Thierry Gaudin, en étant passés à la nanoseconde. Certaines machines vont aujourd’hui plus vite que nos neurones. Ajoutez à cela les nouveaux moyens de communication – téléphone, ordinateur portable –, où l’on peut être à la fois présent et absent à ce que l’on vit… Nos personnalités sont éclatées. Il y a urgence pour nous à travailler à être présents ».
Etre présent à soi et au réel pour ne pas être emporté dans une vie dépourvue de sens, tel est l’enjeu. Il peut paraître simple, mais il s’atteint à travers une certaine forme d’ascèse. Nos esprits étant sans cesse « en promenade », balancés entre nos impressions du passé et nos rêves d’un avenir meilleur (le syndrome « passe ton bac d’abord » ou « quand je serai grand » dans lequel nous avons été programmés), nos préjugés et nos croyances, nous courons sans cesse le risque de laisser échapper le réel, et donc la vie.
L’écrivaine et thérapeute Denise Desjardins, initiée à la sagesse du présent par son maître Swâmi Prajnânpad, nous rappellait que, en nous exerçant à être plus conscients de ce qui se passe et à demeurer attentifs et ouverts, sur la crête de l’instant, nous pouvons atteindre une forme de plénitude. « Une région où rien n’est changé du ciel et de la terre, ni de ceux qui la peuplent, où seul a changé le regard que l’on y porte, la perception que l’on en a. Si l’acceptation est totale, le réel se révèle. » Et si c’était cela, vivre pleinement ?
Article paru dans Psychologies 166 sous le titre « Rester sur la crête du réel »
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