Avec Bashô [1], et surtout après lui, de nombreux maîtres du haïku font entendre leur voix jusqu’à nous : Hosaï[2], Shiki[3], Santoka[4], Buson[5]…Tous méritent qu’on les découvre. Mais il en est un qui me touche particulièrement : Issa[6]. Ses poèmes comme ses journaux intimes sont flamboyants de simplicité et de sincérité. Les lire ouvre le cœur, éveille tristesse et amusement, donne du courage. Voici des extraits du livre « L’Effet Haïku » dans lesquels je parle de cet immense haïjin.
“La profondeur de son sentiment humain est indicible, écrit à son propos Hyôkai Shisanjin”.[7) Car Issa, tout appliqué qu’il soit à célébrer les cerisiers en fleurs ou les pics enneigés de sa région n’élude pas le tragique de nos vies. Les remous de son existence comme son œuvre nous le rappellent : vivre dans “ce monde inconstant ” n’est pas facile…mais garder le goût de la vie, quelles qu’en soient les pires épisodes, est toujours possible.
les heures difficiles de l’ enfance
En cette matière, celui qui s’appelait Kobayashi Yataro eut son lot. Dès l’enfance, les circonstances lui semblent défavorables : sa mère meurt alors qu’il n’a que 3 ans. Son père, cultivateur aisé, se remarie avec une femme qu’Issa qualifiera de “sorcière ”, et qui, avec son fils né quelques années plus tard, ne cessera de le rejeter.
Pour ce faire, tout est bon : moqueries, retrait de l’école et obligations de s’épuiser en travaux des champs, destitution de sa part d’héritage quand le père meurt…la belle-mère et le demi-frère déploieront beaucoup d’efforts pour empoisonner la vie du jeune Yataro.
A la maturité, Issa se souvient encore pleinement de ces heures difficiles :
“Tout le monde sait qu’il est orphelin, devant la porte il se ronge les ongles ” me chantaient les enfants. Le cœur serré, je ne me mêlais pas à leurs jeux et passai la journée accroupi à l’ombre d’un tas de bois et de broussailles coupées dans le champ de derrière. Je me sentais si triste alors :
Viens jouer avec moi
moineau
qui n’a pas de mère [8
Et, indiquant ainsi la vivacité encore prégnante de ces sentiments, il signe ce haïku de son nom d’enfant “Yataro, six ans ”. (…)
Dans mon village
Jusqu’aux mouches
Qui me harcelaient
le refuge de la poésie
Peu à peu, c’est la poésie qui devient sa terre, les haïkus ses compagnons de voyage. Il y a ceux qu’il écrit bien sûr, mais aussi ceux d’autres haijins, qu’il rassemblera toute sa vie –dans ses journaux intimes, il les accueille en miroir de ses pensées ; dans un recueil anthologique, il en présentera plus d’une centaine…
A l’âge de 29 ans, KOBAYASHI Yataro s’ ancre dans ce pays qu’il s’est choisi : il prend son nom de poète, ISSA, qui signifie “tasse de thé ”, ce qui représente à la fois le rien et tout : un moment simple, toujours accessible mais ephémère, qui réchauffe et calme le cœur.
La poésie sera toujours son ultime secours. On dit qu’à la maturité, il a déjà écrit plus de 7000 haïkus, et parmi eux, les plus beaux du genre.
faire scintiller l’essentiel
Qu’est-ce qui le rend si attachant ? La solitude, la pauvreté dites avec une certaine nonchalance, la dérision parfois même pour parler de soi, l’épure du haïku jusqu’à faire scintiller l’essentiel habitent toute son œuvre. Issa invite à délaisser tout pathos, mais, avec sa simplicité et son authenticité, il nous touche de plein fouet.
Un moment, quelques années à peine, il semble trouver le bonheur, épousant, lui qui a 52 ans, Kiku, 28 ans. C’est une renaissance que l’existence lui promet. Mais à partir de là, après chaque joie, un coup du sort lui est réservé : Kiku lui donne un premier fils, qui meurt à un mois ; à cette même époque, il perd aussi son meilleur ami, est atteint de gale…Puis, enfin, un nouveau soleil lui est offert : une petite fille, Satoko, qu’il regarde grandir avec émerveillement. Hélas, la variole l’emporte alors qu’elle n’a pas deux ans …
Ce deuil laisse le poète inconsolé, et Sakoto continuera à hanter jusqu’à la fin de sa vie ce père frappé du pire. Une nuit, il rêve d’elle qui sourit :
Vent d’automne
Toujours elle voulait arracher
les fleurs rouges
(ed Moundarren)
sur ma joue
je pressais
un melon d’eau
(ed. Cecile Dufaud)
la contemplation du monde
Issa connaîtra à nouveau le deuil : celui de sa femme, celui d’un autre petit garçon ; il se remariera deux fois, reviendra vivre dans son village, mais sa maison sera détruite lors d’un incendie…
Au milieu de tant de chaos, il continue toute sa vie à écrire et polir des haïkus, recueillir ceux des haijins qu’il apprécie… Son journal le plus personnel et le plus émouvant, écrit peu après la perte de Satoko, dévoile son “printemps ”[9], une existence désormais tournée vers la recherche de la sérénité, en pleine acceptation des revers que le destin lui a envoyé. La pratique Bouddhique, la foi en Amida – “Bouddha qui est dans la terre de l’Ouest ”- ouvrent son cœur et lui offrent le recul d’où il affirme qu’il peut encore contempler le monde- des insectes aux fleurs sauvages- et, malgré tout, l’aimer.
[1] 1666-1694
[2] 1885-1925
[3] 1866-1902
[4] 1882-1940
[5] 1715-1783
[6] 1763-1827
[7] Cité in Kobayashi Issa, « Ora Ga Haru, Mon année de printemps », traduit du japonais et présenté par Brigitte Allioux , Nantes, ed Cecile Dufaut, 2006. et en version Poche chez Philippe Picquier
[8] Kobayashi Issa, « Ora Ga Haru, Mon année de printemps », traduit du japonais et présenté par Brigitte Allioux , Nantes, ed Cecile Dufaut, 2006.
[9] Kobayashi Issa, « Ora Ga Haru, Mon année de printemps », traduit du japonais et présenté par Brigitte Allioux , Nantes, ed Cecile Dufaut, 2006.
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