En janvier 2008, le jour de l’ épiphanie, j’ai pris le train pour Le Creusot et j’ai passé une matinée chez Christian Bobin. Cela reste l’un des plus beaux moments de mon parcours de journaliste. Notre entretien a été publié dans le n°273 de Psychologies Magazine (avril 2008). En voici des extraits, encore lumineux de cette parole poétique inégalable. Christian Bobin venait de publier “La dame Blanche ”, son opus autour d’Emily Dickinson (ed. Gallimard).
PS : Emily Dickinson apparaissait déjà dans “Prisonnier au berceau“, le récit intime que vous avez consacré à votre ville natale du Creusot. Vous semblez très proche d’elle…
Elle est entrée dans ma vie quand j’avais 25 ans. Je ne pouvais que m’attacher profondément à quelqu’un qui a passé sa vie dans un dé à coudre. Mais il y a autant de densité dans sa vie, qui fut extrêmement rayonnante et joyeuse au fond, que dans chacun de ses poèmes. Emily, c’est quelqu’un d’extrêmement vivant, de colérique par moments, de très gai, tournée vers les autres. Elle fait à manger pour les siens. Parfois elle trouve ses poèmes en creusant un petit volcan de farine et de lait sur la toile cirée d’une table de cuisine… C’est ce génie du quotidien, cette extraordinaire simplicité et cet entêtement irréductible qui m’ont frappé chez elle.
PS : Vous l’appelez d’ailleurs “la sainte du banal“. Et vous ne cessez d’invoquer dans tous vos livres la force ou la grâce des vies simples. Mais qu’est-ce qu’une vie simple au fond ?
C’est une vie qui ne se soucie pas trop d’un ailleurs ou plutôt qui va chercher l’ailleurs sous ses pieds. C’est une vie qui ne fuit pas le nécessaire, le trivial, ou tout ce qui revient chaque jour et peut-être un peu harassant, comme faire les courses ou travailler. C’est une vie qui cherche partout la gaieté même et surtout dans les moments obligés, inévitables qu’il aurait été si facile de vivre en somnambule. C’est une vie qui ne renonce jamais à être surprise.
Cette capacité à percevoir des miracles dans la réalité la plus triviale, c’est aussi celle de votre écriture, non?
Oui, parce que la vie est dans le banal. Quand on est petit, enfant, on sait cela : on regarde les choses s’approcher, s’ éloigner, on court d’une couleur à une autre, on vit comme dans une salle aux trésors. Je ne sais pas pourquoi quand on grandit, on se retrouve dans une Grande et triste salle du Conseil !(Rires). En ce qui me concerne, il y a des visages, des paroles, des rencontres qui m’ ont frappé, parfois c’est la feuille d’un arbre qui tombe, la fuite d’un nuage dans le ciel… Des quantités de miracles qui, si je ne les avais notés, auraient glissé imperceptiblement dans le néant du sans mémoire, du sans parole, du non partagé. En gros, je me suis aperçu que les choses qui ne sont pas notées se perdent à jamais. L’écriture garde la trace de ce qui était fragile, passant, et si vital. En cela, elle permet de maintenir le vol même de la vie.
Comment faites-vous pour garder cette fraîcheur du regard ?
Je crois que chacun de nous a affaire à ces moments d’existence pure mais ils passent ou entrent en nous sans être reconnus. Et les contraintes, les imprévus, la lourdeur du quotidien…je les accepte car c’est parfois de ce qui me dessert le plus que va tout à coup arriver la grâce suprême. De la plus haute enfance j’ai souvenir d’avoir parfois traversé des corridors d’ennui et au lieu d’appeler à l’aide j’avançais toujours d’un pas après l’autre, et le corridor avec son sinistre papier peint s ‘étendait à l’infini et je continuais à avancer et il y a avait toujours un moment où je trouvais l’accès à un infini bien plus grand que ce corridor. C’est une expérience que j’ai souvent faite enfant, sans pouvoir la formuler, et je la refais d’aventure.
Dans “Prisonnier au berceau ”, vous écrivez à ce propos “Je cherchais de l’air, c’est là toute mon histoire”.
Je suis ainsi fait, comme si j’avais été incarcéré une vingtaine d’années, que le moindre courant d’air me transporte. Une des plus grandes preuves pour moi de l’ existence de Dieu (et donc d’être vivant car pour moi les deux sont identiques) c’est l’air qu’on sent sur les joues quand on marche un peu vite, ou qu’on se penche à la fenêtre d’une voiture. Cette main de l’air sur les joues et le front, cette bénédiction hâtive et paternelle c’est pour moi l’une des plus grandes joies et pourtant c’est vraiment trois fois rien, c’est donné. Donné comme les arbres, les fleurs, les saisons… on est presque accablé de toute cette grâce simple de la nature. Il en reste encore un peu, assez pour qu’on se souvienne que la vie n’est pas simplement un morne échange marchand.
Vous écrivez d’ailleurs “Il y a une tristesse dans le monde jamais aussi éclatante que dans l’euphorie des vitrines. Toutes ces choses que l’on nous presse d’acheter viennent en remplacement d’une seule qui est absente et ne coûte rien”. Que voulez-vous dire ?
Certaines vies tournées vers le spectaculaire ou la surconsommation me font penser qu’elles ont en elles quelque chose d’inconsolable, et que la société est devenue comme un enfant tellement chagrin qu’il ne songe plus qu’à se nourrir de sucre pour se consoler. Alors de quoi voudrions nous nous consoler ? D’avoir à accepter la mort en même temps que la vie sans doute, parce que les deux sont jumelles. Accepter que si l’on a la révélation de l’amour, on a la révélation du manque. Si l’on a la révélation de l’autre, on a aussi la révélation de la solitude. Peut-être dépensons nous autant parce nous ne voulons pas payer le vrai prix : accepter que la vie est irremplaçable, splendide, et aussi qu’elle nous quitte à chaque seconde.
Certains, qui vous ont dans un premier temps adulé, vous reprochent aujourd’hui de faire trop souvent du “Christian Bobin ”. Qu’en pensez-vous ?
Ce que je sais c’est que moi je cherche toujours à être surpris. Je pense à Hokusai le peintre japonais. C’est une merveille de voir ses deux ou trois derniers tableaux. Alors qu’il était dans le grand âge, qu’il était encensé, il a tout remis en jeu avec eux. Il y a notamment cet autoportrait où il s’est représenté sous la forme d’un tigre hilare. On sent en le regardant comme une toute petite enfance qui arrive.
Et Matisse, vers la fin de sa vie, qui a découpé du papier coloré et l’a assemblé comme font tous les enfants en maternelle ! C’est réjouissant pour des siècles et des siècles ! C’est un homme vieux, très malade, qui a aussi son œuvre accomplie et tout à coup il se remet à jouer à la marelle et lance le palet dans le paradis!
Moi je ne suis pas à la hauteur de ces gens mais si j’ai l’intuition d’un rendez-vous, c’est que peut être un jour il y aura un livre comme ça, un livre que je n’ai pas encore réussi à faire, et qui serait très prêt, encore plus prêt qu’aujourd’hui du crépitement de la vie que je peux saisir ici ou là. Un livre tellement vivant que les sangliers ou les pâquerettes accepteraient de le lire, ou de s’en approcher ! Oui, j’espère qu’un jour j’arriverai vraiment à écrire !
Propos recueillis par Pascale SENK
Comme cet article est doux et puissant à lire ! Merci Pascale…
Merci chère Pauline…C’était un formidable interlocuteur et j’ai découvert l’essentiel: il parlait comme il écrivait, avec autant d’intensité et de beauté!