La poésie, en particulier les haïkus, permet d’accéder à un état de conscience proche de celui auquel conduit la méditation.
Du fond de la rame de métro, d’où je les avais lues, ces lignes se sont presque mises à scintiller : « Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux villes splendides. » Merci à la Ratp ! Ces quelques vers d’Arthur Rimbaud (Adieu, Une saison en enfer), leur étincelante beauté dans e contexte de grisaille, m’ont d’abord éblouie. Je les lisais, les relisais, les chuchotais au bord des lèvres. Puis toutes sortes de réflexions silencieuses sont montées en moi. Pourquoi mon cœur, semblant s’ouvrir, battait-il plus fort ? Et comment ces images hors norme, ce léger décalage de langage – qui dit jamais « entrer aux villes » ? –, me ramenaient-elles à l’adolescence, aux jeunes pousses vivifiantes, à l’espoir de tout ? J’étais entrée dans une forme de méditation. Je percevais la beauté du texte et, en même temps, ce qu’il provoquait en moi. Le rythme impérial du style rimbaldien et les sensations qu’il avait fait naître.
Exil intellectuel, matérialisme scientiste
Mais peut-on méditer poétiquement ? Être à la fois dans l’observation des pensées et le choc d’une parole bouleversante ? A priori, si l’on n’y réfléchit pas, ces deux productions précieuses de l’esprit, poésie et méditation, ont peu à voir ensemble. La première, la poésie – que j’entends ici comme une « création par le langage » – se trouve le plus souvent confinée, dans notre pays, dans des manuels scolaires qui s’évertuent à en décortiquer la versification et des cercles restreints qui la défendent bec et ongles du vulgus quidam, au point qu’elle a disparu du grand public.
Poésie et méditation ont beaucoup à faire ensemble. Leur rencontre authentique produit de magnifiques fruits.
L’autre, la méditation, née de traditions religieuses et spirituelles, est depuis 30 ans investie par le monde scientifique et médical pour ses vertus anti-anxiogènes et déstressantes. D’un côté, l’exil intellectuel. De l’autre, le matérialisme scientiste. Dans un camp comme dans l’autre, des barrières sensées protéger la « pureté » de chacun sont érigées. Il me semble pourtant que poésie et méditation ont beaucoup à faire ensemble, et que leur rencontre authentique produit de magnifiques fruits.
Le lien par les haïkus
C’est la découverte des haïkus, poèmes courts – 17 syllabes maximum ! – nés dans le versant littéraire du zen, qui m’ont fait entrevoir cette alliance possible avec la méditation. Cette poésie brève, fulgurante, a été codifiée à partir du XVIIe siecle par des « presque moines » : Bashô, Shiki, Ryokan qui étaient autant des grands maîtres de poésie que des méditants engagés. Bien loin de seulement fleurir le réel, ou le réenchanter à la manière d’un sucre édulcorant, cette poésie abrasive éveille et ramène à l’essentiel, saisit l’instant dans ce qu’il est, juste ce qu’il est. J’ai été emportée par tant de beauté vraie.
Les images poétiques sont comme ces icônes ou ces mantras qui embrasent le cœur et apaisent le mental.
Je ne suis pas la seule. Soizic Michelot, méditante émérite et enseignante de pleine conscience, auteure avec Anaël Assier de Comment ne pas finir comme tes parents. Méditation pour les 15-25 ans (les Arènes), est arrivée au bouddhisme par « la découverte d’une poésie ni analytique, ni romantique, une poésie “sans jugement” ». « Le haïku notamment, mais aussi Christian Bobin, François Cheng m’ont fait découvrir cet état d’esprit, l’égalité de regard que j’approfondis dans l’assise méditative, me confie-t-elle. Toute une poésie qui vous plonge dans un rapport direct, sensitif, avec une profondeur qui n’est pas celle du mental, mais de la présence. » « Nos rêves sont d’azur », dit Paul Verlaine (la Chanson des ingénues, Poèmes saturniens) et alors l’esprit se dilate. « Me voilà. / Là où le bleu de la mer. / Est sans limite », scande Santoka, et nous sentons une énergie renouvelée. Ici, le langage retrouve sa fonction sacrée si bafouée dans nos sociétés de communication. Les images poétiques sont comme ces icônes ou ces mantras qui embrasent le cœur et apaisent le mental.
L’accès à un espace inespéré
Tant de traditions contemplatives les ont chantées. Au XIIIe siècle déjà, Marguerite Porete : « Penser ici ne vaut plus rien, ni oeuvrer, ni parler./ Amour me tire si haut (penser ici ne vaut plus rien) » (le Miroir des âmes simples et anéanties). Lire de ces poésies existentielles n’est pas seulement lire, car elles permettent d’accéder à un espace inespéré : libre, serein, connecté à ce qui nous garde vivant.
Sur l’autre versant de la profondeur, la pratique méditative régulière rend disponible au monde, à sa beauté comme à ses contradictions. Elle aide à affiner son langage, à entendre les résonances entre le réel et l’intériorité, toutes les « correspondances ». Hervé Esnault, sophrologue et hypnothérapeute, met à profit les états modifiés de conscience des personnes qu’il reçoit pour leur lire un ou deux haïkus, ou l’Invitation au voyage, de Charles Baudelaire. « Je leur propose de se redire ces vers mentalement. Puis elles laissent parler leur imaginaire, se promènent dans de nouvelles manières de voir leur vie. » Pour ce public souvent contraint par le stress et l’anxiété, c’est comme une fenêtre inespérée, celle de la conscience, qui s’ouvre. « Je les encourage à garder les notes de ce qu’ils vivent à l’issue des séances car les haïkus notamment aiguisent leur regard sur l’instant présent », se félicite le praticien.
Ce n’est pas toujours le rêve d’un ailleurs et le désir d’évasion qui nous portent, mais plutôt l’attention au « tout devant ».
Ce refuge dans l’instant présent et les plus petits détails de la réalité aide paradoxalement à traverser les périodes agitées, ou désolantes. Ce n’est pas toujours le rêve d’un ailleurs et le désir d’évasion qui nous portent alors, mais bien plutôt l’attention au « tout devant », la conscience de ce qui est simplement là. Comme beaucoup d’autres, je l’ai expérimenté pendant le confinement. Observer sur ma petite terrasse la floraison de l’hortensia ou de l’arbre d’à côté, et transformer ces instants en haïkus suffisait à colorier les jours. Le 19/3 : « Confinement/ les fleurs de l’arbre en face/ enfin de sortie ». Le 24/3 : « À résidence/ je contemple chaque feuille / se déployant ».
Faire un pas de côté
Ainsi, méditer, « faire ce pas de côté » comme l’appelle Christophe André, intensifie la sensibilité à la dimension poétique de certains textes… comme de l’existence. Je lis ces vers de Jacques Ancet (les Travaux de l’intime, Eres) : « L’instant est une danse d’ombre, un étincellement immobile. On voit sur le bleu profond et lumineux bouger les branches – trembler le désir. »
Suis-je en train de méditer ou de lire de la poésie ? Peu importe. Je savoure ce qui n’avait jamais été ni perçu ni vécu ainsi auparavant.
Pascale Senk
« Haïkiste », elle est journaliste spécialisée en psychologie. Elle est « tombée dans la marmite » du « haïku-writing » en 2009, après avoir préfacé l’anthologie Basho, Issa, Shiki. L’art du haïku (Belfond). Depuis, elle a publié l’Effet haïku (Points Vivre Seuil) et Mon année haïku (Leduc.s). Elle a aussi donné des conférences et produit le podcast « 17 syllabes, tout sur le haïku ».
L’empathie esthétique
« Quand vous lisez ou entendez le mot “océan”, votre cerveau active la zone olfactive, celle qui perçoit l’odeur iodée, aussi peut-on dire d’un poème qu’il transforme votre cerveau », s’émerveille Pierre Lemarquis, neurologue, neuropharmacologue, et président
de l’association l’Invitation
à la beauté, qui explore la notion « d’empathie esthétique ». Pour ce chercheur mélomane, tout part de la musique, que nous percevons avant les mots. « Écouter de la poésie, c’est être en amont du langage comme quand on écoute une symphonie, explique-t-il. Et la méditation, elle aussi, nous amène dans cette zone prélangagière. En ce sens, ces deux pratiques nous font sortir de notre cage en nous faisant ressentir de l’intérieur des choses qui nous transforment. »
Méditer en poésie…
• Le matin, au lever, ouvrez au hasard une anthologie poétique et lisez à haute voix le texte qui se présente à vous. Dans la journée en vous octroyant des « pauses », repensez-y.
• Habituez-vous à tenir un carnet des vers qui vous touchent particulièrement (chacun d’entre nous a son style, son époque préférée à découvrir et collecter…)
• Découvrir : les méditations haïku sur l’application Petit Bambou. www.petitbambou.com/fr/app/program/5e980cdbe5df2
• Écouter : l’épisode 6 du podcast « 17 syllabes, tout sur le haiku » consacré à la méditation et aux haïkus.
https://smartlink.ausha.co/podcast-17-syllabes-l-effet-haiku/17s-n06-meditation-haiku
À Lire : Soyez poète de votre vie. 12 clés pour se réinventer grâce à la poésie-thérapie, de Jacques de Coulon, Payot.
Cet article, écrit par mes soins, est publié dans La Vie le 16 juillet 2020.