chroniques le moment haïku

Depuis juin 2025, j’écris une chronique hebdomadaire consacrée au poème bref, qu’il soit classique, contemporain, japonais ou de toute autre culture, dans strophe.fr, « le magazine de toutes les poésies ». Une première pour le haïku !

Retrouvez les chroniques sur le site de strophe.fr ou bien ci-dessous.

strophe #1 – 03/06/2025

Qu’elle est légère, agile, cette main chapardeuse ! À qui appartient-elle ? À une institutrice en mal de fantaisie ? À un élève turbulent des « grandes classes » ? À un parent d’élève qui vient célébrer ainsi la fin de l’année ? Peu importe. À travers ce geste, le haïjin — nom de celui qui écrit des haïkus — nous parle surtout de la part poétique en chacun de nous : celle qui déroge aux règles enfermantes, celle qui est capable de tout pour trouver un peu de beauté là où il en manque, celle qui vénère les pétales plus que l’or. Le poète cisèle là un haïku de printemps parfait : les cerisiers sont en fleurs bien sûr, mais aussi nous sommes dans un espace revitalisant (la cour d’école) près des plus petits des petits (les maternelles)… haïku de renouveau et d’enfance, donc, plein d’insouciance et de cette légèreté (karumi) que le maître du genre, Bashô (1649-1694), invoquait dans cette poésie qu’il a codifiée. Pas plus japonais que ce haïku donc, et pourtant on pense aussi à Prévert, Doisneau… l’esprit de liberté n’est-il pas universel ?

Éléonore Nickolay, Le pain surprise. Haikus, Association AFH

strophe #2 – 10/06/2025

On pourrait être dans un film de David Lynch ou de Tarentino. Ce pourrait être aussi la première scène d’une pièce de Tennessee Williams. Normal, ce haïku est profondément trempé dans l’âme américaine, même si son auteur, l’écrivain poète beatnik Jack Kerouac (1922-1969), était d’origine franco-canadienne. Le climat qu’il nous offre ici, énigmatique et libertaire à souhait, est très représentatif de la manière dont les années 50 ont accueilli outre-Atlantique la poésie brève japonaise rencontrée lors des explorations du zen : avec respect, fascination et diligence. Kerouac affirmait vouloir garder le classicisme des codes japonais : la marque de saison (ici le printemps), la simplicité de la scène évoquée, l’amour de la nature… « Le haïku doit être très simple et libre de toute astuce poétique, faire une petite image et pourtant être aussi aérien et gracieux qu’une Pastorella de Vivaldi » disait-il. Oubliée en revanche la comptabilité en 5/7/5 syllabes, inutiles selon lui en langue anglaise, langue contractée et « toujours sur le point d’exploser ». Ici, tout le climat poétique naît de la marque de saison choisie en ligne 1. Imaginez celle-ci remplacée par « premiers grands froids » (haïku d’hiver) ou « nuit de canicule » (haïku d’été), l’irruption de cette adolescente dans le noir prendrait des couleurs totalement différentes. Avec la douceur printanière, Kerouac diffuse grâce, tendresse et spontanéité. On se demandera pendant longtemps où veut nous entraîner cette jeune fille sortie de nulle part.

Jack Kerouac, Le Livre des haïku, Éditions de la table ronde
Édition bilingue (français-anglais), préface et traduction par Bertrand Agostini

strophe #3 – 17/06/2025

Aux premiers temps du haïku, peu de femmes japonaises ont fait entendre leur voix. Une poétesse, toutefois, Chiyo-ni, née en 1703 — soit 10 ans seulement après la mort du maître Bashô — a illuminé le petit format de sa magnificente féminité. Ce haïku est une illustration de ses qualités hors pair : présence, délicatesse et sensorialité. À travers cet objet on ne peut plus quotidien, ici abîmé (l’éventail cassé), débarrassé de toute préciosité, Chiyo-ni distille une sensation subtile : le toucher de doigts nus associé au souffle du vent ? Voilà une image synesthésique que notre Rimbaud aurait sans doute adoubée… Son haïku, ainsi traversé de brise, éloigne la lourdeur, les contraintes, l’empêchement. Tout le parcours de Chiyo-ni est d’ailleurs marqué par sa manière raffinée d’être libre : fille d’un imprimeur, elle rencontre très tôt poètes et calligraphes, s’initie au haïku à 16 ans, à la trentaine tient seule l’entreprise familiale, puis devient épouse, puis mère, puis veuve… Une existence déployée, avide de vivre. A cinquante-deux ans, elle prend refuge dans le zen et se choisit alors un nom de nonne qui sonne comme un manifeste poétique : soen, « jardin nu ». D’ailleurs, jusqu’à la fin de ses jours, elle composera des haïkus. Ses derniers notamment, patinés à la pratique régulière de la méditation, sont des joyaux d’épure et de conscience qui continuent de scintiller jusqu’à nous.

Chiyo-ni, Une femme éprise de poésie, Éditions Pippa, 2017

Traduction et présentation par Grace Keiko & Monique Leroux-Serres

strophe #4 – 24/06/2025

Pour une fois, un haïku de ma composition — et je m’y autoriserai de temps à autre. N’y voyez là aucune forfanterie, mais bien un usage de la poésie haïku : dans les recueils, le ou la haïjin publie rarement ses poèmes brefs seuls. Ceux-ci sont souvent accompagnés en amont d’un commentaire (kotobagaki) visant à préciser l’anecdote, l’inspiration, l’émotion ayant suscité l’envie d’écrire… Le titre du commentaire de celui-ci pourrait être : « pas de lumière sans ombre ». Imaginez une situation à priori idéale, face à la Méditerranée et sous un ciel limpide. Nous sommes au zénith, la lumière emporte tout. Sur cette plage, je me trouve à contempler pendant de longues minutes les mouvements erratiques, au bord du sable, d’un garçonnet joyeux, tout plongé dans son jeu, ses ennemis imaginaires, sa guerre enfantine. Mais dans un coin de ma tête, une ombre s’immisce. Le contexte international dont j’ai perçu les échos à la radio le matin même empêche le calme de mon esprit : le monde s’embrase et notre impuissance s’accroît chaque jour. Comment ne pas y penser ? Soudain, je réalise : le petit projette quelques bulles d’eau contre les rouleaux menaçants qui avancent sur le bord. Geste inutile et don quichottesque ! Sa fragilité m’envahit. La sienne ? La mienne ? La nôtre ? La scène, mi-ludique, mi-tragique, me bouscule. Elle mérite un poème. Je saisis alors mon carnet. Ainsi naissent les haïkus : dans des moments d’entre-deux existentiels qui imposent l’indicible.

strophe #5 – 01/07/2025

Certains haïkus vous marquent plus que d’autres. Soit parce qu’ils surgissent à un moment de votre vie qui entre en totale résonance avec eux, soit parce qu’ils vous ouvrent à des sensations oubliées. Celui-ci appartient à la deuxième catégorie : depuis le début, il sonne en moi comme un bain de jouvence et éclabousse de fraîcheur la pire de mes journées. Je le lis et le relis comme un glaçon que je poserais sur ma joue. Composé d’une seule image qu’il déroule sur les 3 lignes (une figure de style appelée ichibutsu jitate), il évoque une situation commune, banale, mais ici saisie de l’intérieur. Dans leur implicite, les pieds touchés par l’eau fraîche emportent tout ! Et puis il y a cette « rivière d’été », qui nous chante les pierres glissantes, le courant ralenti, le bruissement amplifié des insectes. Buson (1716–1784), grand maître du haïku classique, utilise plusieurs fois cette formule dans ses poèmes. Elle est l’alliée au bout de chemin, le refuge rafraîchissant, la possibilité retrouvée d’un contact fusionnel avec le vivant. Elle offre l’escapade où peuvent aussi, en ce moment fugace, s’arrêter nos pensées. Que demander de plus en ces temps de canicule ?

Corinne Atlan et Zéno Bianu, Haïkus, Collection Folio/Bilingue, 2022

strophe #6 – 08/07/2025

Voici un haïku pataud et, osons le dire, raté : il consiste en une phrase pliée, excède dix-sept syllabes (le format maximum requis), fait référence à un temps passé (alors que le haïku cherche à capter un instant présent)… Bref, ce n’est pas vraiment un haïku. Et pourtant, combien il nous touche ! Car son auteur, Roland Barthes, est sans doute l’intellectuel qui a fait le plus pour faire connaître cette poésie brève en France. Il lui consacre un cours au Collège de France (en 1978), différents articles de L’empire des signes, son essai le plus connu sur la sémiologie japonaise, et enfin, dans son best-seller Fragments d’un discours amoureux, se lance et tente d’écrire ses sentiments en haïku. N’a-t-il pas prévenu : « C’est une forme pour laquelle j’ai une admiration profonde, c’est-à-dire un désir profond. »

Premier essai :

Où sont passées la mélancolie et l’obsession amoureuses que l’auteur souhaitait exprimer ? Barthes, frustré, tente un autre haïku, trop banal selon lui. Puis ce dernier, présenté ici. Pour lui, un nouvel échec. Ainsi, le vénéré théoricien de l’écriture jette les armes : en matière amoureuse, ses haïkus lui échappent : « D’un côté, c’est ne rien dire ; de l’autre, c’est dire trop. Impossible d’ajuster. » À travers cette expérience, Barthes montre pourtant l’ADN de cet art poétique qui le subjuguait : l’humilité, la réécriture, la subtilité de l’indirect.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Éditions Points

strophe #7 – 15/07/2025

Pour le ou la haïjin — celui ou celle qui écrit des haïkus — une journée à la plage peut devenir un voyage intergalactique. Dans cette parenthèse balnéaire, il y a chez nos contemporains  tant de bizarreries à observer ! Du tendre, du surprenant, du grotesque… En cette matière, l’auteur du haïku présenté ici est passé maître. Dans son recueil Vieux plongeoir, bruit tout le petit monde des congés payés qu’il retrouve chaque année à Arcachon : l’ado qui s’ennuie sur le sable, la grosse dame qui court après son parasol, les gestes élégants qui retiennent les chapeaux… Chaque haïku semble alors tout droit sorti d’un film de Jacques Tati :

Quand les haïkus sont ainsi caustiques, propres à pointer les petitesses de notre condition humaine, à rire de nos comportements, on les nomme senryus. Dès les premières heures de cette poésie, les japonais en raffolaient, car la moquerie douce, l’esprit critique respectueux étaient l’un de leurs codes fondateurs.
Par rapport au haïku, cependant, le senryu est achevé. Son sens se résout en lui-même, il n’ouvre pas à mille questions ou interprétations chez son auditeur/lecteur. Son but, son inspiration et son effet n’ont qu’un point d’appui : l’humour face à la faiblesse humaine. Celui-ci est tellement nécessaire !

Philippe Macé, Vieux Plongeoir, haïkus et senryus de vacances, Éditions Pippa

strophe #8 – 22/07/2025

Comment, avec des mots, dire le silence ? Comment avec une image sonore, dire la chaleur ? Peut-être Bashô (1649-1694), LE maître des haïkus, s’est-il posé ces questions avant de composer ce joyau d’été qui traverse la nuit des temps, et notamment grâce aux différents traducteurs — plus d’une dizaine — qui se sont essayés à le restituer en français. On mesure la difficulté et l’importance de leur travail dans cet art poétique ciselé. Car même si l’on ne connaît pas la langue d’origine, il se trouve qu’en poésie, une traduction vous touche, ou pas. Avant de choisir celle-ci, de l’immense critique et écrivain Roger Munier qui, en 1978, présenta sans doute la meilleure anthologie de haïkus classiques, il y eu la traduction de Georges Bonneau, en 1935 :

Ou, en 1984, celle de René Sieffert :

Et bien d’autres depuis… On le voit : dans la dentelle de la poésie haïku, il suffit de l’utilisation des majuscules, ou d’une virgule, d’une interversion de ligne, pour créer une tout autre ambiance, un tout autre point de vue. Et toucher différemment le lecteur qui, avec l’expérience, saura élire son traducteur de choix. Et vous, quelle version préférez-vous ?

Anthologie Haikus, Collection Points, Éditions du Seuil 

strophe #9 – 29/07/2025

Que ceux qui pensent que la poésie haïku ne s’intéresse qu’aux cerisiers en fleurs et aux divers enchantements de la nature passent leur chemin I Certes, une grande part des poèmes brefs sont contemplatifs et émerveillés. Mais beaucoup, appelés alors des senryus, (voir notre chronique #7) dénoncent les vicissitudes et travers de notre condition humaine. C’est le cas des haïkus de banlieue de Ben Coudert, disquaire et musicien de profession qui, dans des recueils percutants, raconte sa vie à Vitry-sur-Seine, entre RER bondés et murs graffités. On y croise des rames surchauffées, du béton à tout va, et de l’herbe seulement à fumer… On rit, on grince des dents, on se dit « Non, celle-là il ne va pas la faire ? » Et il la fait.

Qui voudrait réaliser un documentaire sur la condition banlieusarde aujourd’hui y trouverait moult informations. Mais si ces haïkus parviennent réellement à nous toucher, c’est aussi parce qu’au cynisme y sont toujours mêlées tendresse et fine compassion, valeurs codifiées et invitées dès le début de cet art poétique.

Ben Coudert, La revanche des petits riens, Éditions Unicité

strophe #10 – 05/08/2025

Il peut sembler étrange de parler de nuages en été. Le ciel alors n’est-il pas le plus souvent limpide, azuréen ? Et bien non ! Si vous levez les yeux en ces temps chauds, vous découvrirez la vie contrastée et inspirante des « nuages d’été ». Ainsi, Alain Kervern, éminent traducteur du Grand almanach poétique japonais qui recense les multiples marques de chaque saison inspirant la poésie haïku (kigos), nous apprenons par exemple à reconnaître les caractéristiques des cumulo-nimbus du mois d’août, ces masses à « l’allure tourmentée », aux volutes blanches qui « font contraste avec l’azur ».

Ces géants vaporeux du ciel n’ont rien à voir avec les bancs de « nuages-sardines » qui tapissent d’un poing serré le ciel d’automne, ou les nuages froids et comme pesants de métal gris qui reviennent parfois au printemps, au moment même où on les avait oubliés… Comme il y a une science des feuilles, des lunaisons ou des différentes pluies, il y a ainsi toute une science des nuages chez les poètes haïkistes. Car ceux-ci écrivent à partir de leur observation du vivant, quelles qu’en soient ses formes, et toujours en lien avec le cycle des saisons, toujours si poétique. À la manière de Baudelaire, dans ses Petits poèmes en prose, si on les questionnait, sans doute répondraient-ils :
« — Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »

Alain Kervern, La Tisserande et le Bouvier. Grand almanach japonais Livre III, Éditions Folle Avoine

strophe #11 – 12/08/2025

Oui, c’est un haïku en langue corse ! Il nous dit :

Son auteure a rassemblé dans ce beau livre, avec le désordre du cœur, des recettes de cuisine — celles des ficatelli ou des frappe — des photos de son village de Francardo ou du missel de sa grand-mère Ernestine, des broderies, des dictons familiaux… et des haïkus qui, en point d’orgue, viennent scander son voyage intime dans la mémoire et les sensations. On voyage dans une enfance, une culture, une âme nourrie de saveurs. Car la nanopoésie, à travers ses petites madeleines en 3 lignes, a effectivement ce pouvoir d’encapsuler non seulement le présent, mais aussi les souvenirs. Porteurs d’impermanence, les haïkus diffusent le nagori, cette empreinte indéfectible d’une chose qui a passé, et qui continue à nous habiter. Le choix de la langue corse, langue maternelle, est ici un second point d’ancrage pour tenter de garder un peu de ce qui s’en est allé. Une occasion pour nous de rappeler aussi que désormais, la poésie haïku s’exprime dans toutes les langues du monde : roumain, finlandais, et même touareg… Si le Japon reste la source, point besoin d’être japonais pour écrire des haïkus, pour peu qu’on étudie et revienne régulièrement à sa source nippone.

Flavia Mazelin Salvi, Francardo Nagori, Éditions Punto e basta

Chronique hebdomadaire Le moment haïku sur strophe.fr de Pascale Senk.

Par Pascale Senk

Journaliste, auteure, éditrice spécialisée en psychologie, Pascale Senk se consacre à transmettre l’art et l’esprit poétique du haïku, qu’elle envisage comme une voie méditative.