Ainsi donc, en novembre dernier, il s’en est allé. A-t-il rejoint le dieu du neuf, des rires d’enfants et des hortensias bleus dont il parlait si bien? Relisant cet entretien réalisé il y a plus de 10 ans, je retrouve la fraîcheur singulière du poète, ses éclats de rire et sa vision si humble et sincère de la foi. Comme un instant passé qui resterait à jamais vivant.
On dit que vous êtes un écrivain “qui croit”. Mais en quoi croyez-vous?
Christian Bobin : Je crois en la “présence” même. Une présence entière et imprévue. Comme je ne suis pas délirant, je ne parle que de ce que je vois. Cette croyance qui me tient – et non que “j’ai”, comme on possède un objet ou un livre dans sa bibliothèque – me permet de percevoir des correspondances, des échanges entre un rosier et un visage retourné à la terre, ou entre une phrase écrite dans un livre il y a deux siècles et le sourire surpris d’un passant aujourd’hui… En ce sens, ma foi est de l’ordre de la contemplation : c’est ne pas me remettre d’être sur Terre, c’est être étonné comme un nouveau-né, c’est avoir un appétit immense du “jamais vu” de la vie. Cela n’a rien à voir avec le Dieu enfermé dans les consignes automatiques des Eglises.
Ces correspondances apparaissent partout dans votre œuvre. On a l’impression que l’existence de Dieu vous apparaît dans les plus petites choses, à “ras de terre”, comme vous l’avez écrit dans “Le Très-Bas ». Mais est-ce que cela s’arrête parfois ?
Bien sûr ! A certains moments, je suis atteint, comme chacun de nous, par un manque de fraîcheur. Quand ça s’arrête, j’attends, c’est tout ce que je sais faire. J’ai l’espérance que quelque chose va revenir, et quelque chose toujours revient. Quelque chose dont je ne suis pas maître… D’ailleurs, j’accepte d’avoir très peu de maîtrise sur cette vie. Je trouve que la maîtrise d’une personne sur sa propre vie, ce qui est, hélas !, possible, donne à la vie une consistance pierreuse, voire funéraire.
une manière vivante d’aller dans la vie
Priez-vous ?
Je ne sais pas vraiment ce que c’est que prier. Ou, si c’est tout simplement “ regarder vraiment”, si c’est ce commerce sans phrases avec ce qui se présente à moi, alors oui, il m’arrive de prier.
Vous vous reconnaissez quand même comme chrétien…
J’aime lire parfois des pages de Lao-Tseu ou certaines pensées bouddhistes. Elles sont souvent très belles, “ pacifiantes” comme des massifs d’hortensias bleus… Mais la manière vivante du Christ d’aller dans sa vie telle qu’elle nous a été racontée m’apparaît inégalable. Je m’appuie sur sa parole, et ce que je sais de Dieu, c’est ce que cet homme m’en a dit, rien d’autre. Dans les Evangiles, je ne trouve pas une technique, encore moins un modèle ou un dogme. Je trouve une vie lumineuse, qui est comme la vie même : traversée sans cesse d’événements, avec, tout de suite, des réponses à ces événements… Ça dure le temps d’une comète, à peine trente-trois ans, mais on en perçoit la lueur encore aujourd’hui.
Diriez-vous que croire aide à vivre ?
Je pense qu’il n’y a qu’une seule chose qui puisse vraiment aider à vivre, c’est la conscience de la mort. Et la croyance, pour moi, est inséparable de cette connaissance consciente : la certitude que ce jour va passer, que presque tout va passer – car je crois que tout passe, sauf le cœur – change notre perspective. C’est le socle sur lequel on peut, me semble-t-il, s’appuyer pour voir cette vie dans toute son étendue, et la goûter vraiment.
un dieu de l’ordre de la lézarde
La croyance en Dieu ne rend-elle pas plus fort ?
Pour moi, Dieu a partie liée avec le plus faible de cette vie : la petite enfance, les mourants… Et il se présente dans tout ce qui nous sort de la convention sociale : ruptures, douleurs, joies. Là où “c’est joli” d’en parler, je ne crois pas qu’il y ait Dieu. Le Dieu auquel croient – entre autres – les Américains, celui qu’ils ont mis sur le dollar, propose, selon moi, une manière d’être cruellement optimiste. C’est le petit Dieu mauvais du narcissisme, le Dieu magique de la toute puissance imaginaire, celui du nouveau-né qui pense que sa mère est une partie bienfaisante de lui et se met donc à hurler dès que cette partie s’éloigne ou ne répond pas à ses vœux. Je ne crois pas à ce Dieu-là, qui est comme un prolongement monstrueux de la personne. Celui auquel je crois est tout le contraire. Il est de l’ordre de la lézarde, du passage et du manque.
D’ailleurs, vous écrivez beaucoup sur les épreuves, la douleur de perdre ceux que l’on aime, la fragilité des choses…
Dans l’imaginaire courant, c’est un peu comme si ceux qui avaient la foi possédaient un compte en banque ! La confiance et la tranquillité en sortiraient à jets continus. Mais pour moi, la foi, ce n’est pas ça du tout. Elle se paie parfois cher et apparaît sur fond de ténèbres, de doutes ou de compassion. Arthur Rimbaud disait, dans “Une saison en enfer : “Je ne me crois pas embarqué dans une noce avec Jésus-Christ comme beau-père.” Je suis assez d’accord avec ça. J’ai appris que cette vie n’est pas une noce. Elle est fabuleuse, mais elle est terrible aussi. Les deux aspects sont indissociables. Le Dieu auquel je crois n’est pas fort, mais il est aussi invincible qu’un courant d’air. C’est-à-dire qu’il rentre dans les têtes et dans les vies alors qu’elles se croyaient cloîtrées, comme bétonnées par la convention, par un faux repos, par de fausses certitudes. Donc, pour revenir à votre question précédente, c’est un Dieu qui est plus dérangeant qu’arrangeant, et je dis sans aucun masochisme que croire rend la vie, dans un sens, plus difficile.Pourtant, on dit souvent que la foi aide à développer des qualités positives. Justement ! Si vous développez des qualités comme la bonté ou la compassion, votre vie va, au contraire, devenir de plus en plus difficile ! Quelle bonne nouvelle, n’est-ce pas ? [Rires.] Cette difficulté est bien sûr fabuleuse mais, d’une certaine façon, votre vie sera de moins en moins compatible avec l’état social ordinaire qui repose, derrière la courtoisie, sur la lutte et le déchirement.
Vous avez écrit que “la plupart des gens sont tellement adaptés qu’ils en deviennent inexistants”. La foi serait-elle ce qui permet d’être vraiment au monde sans se perdre soi ?
Oui, c’est ça. C’est le contraire d’une adaptation. Quelqu’un qui est adapté à son milieu, c’est quelqu’un qui est en train de disparaître. La convention mange la plupart des vies comme une petite souris à petites dents et, au bout du compte, c’est la vie entière qui peut être mangée comme un gruyère. Ça se passe petit à petit : dans des politesses, dans la croyance qu’il y a des choses qui ne se font pas, dans la croyance qu’il existe des modèles pour vivre ou pour écrire. J’ai parfois été peiné de voir des gens qui avaient une pleine possession de leur talent à l’oral et qui, lorsqu’ils se mettaient à l’écriture, perdaient leur fraîcheur et leur intelligence parce qu’ils étaient en état de révérence par rapport à cette écriture. Ils pensaient qu’il fallait que leurs livres ressemblent aux précédents, à ce qui se fait couramment. Toute leur lueur disparaissait alors.
Aujourd’hui, tout le monde invoque Dieu pour justifier des actes terribles. Qu’en pensez-vous ?
J’ai l’impression que les peuples se lancent Dieu au visage comme des enfants se jettent des cailloux. D’un côté comme de l’autre, leur Dieu est aussi raide, aussi dur et menaçant qu’une pierre. A vrai dire, c’est plutôt leur croyance mortifère en eux-mêmes, c’est leur force qu’ils adorent et qu’ils balancent à la face de l’autre… Peut-être que Dieu s’amuse : au point d’étouffement où l’on en était, il lui fallait peut-être faire arriver des choses nouvelles entre les uns, repus et stupides, et les autres, affamés et remplis de ressentiment. ”Seule la terreur vous rendra intelligent”, dit le prophète Isaïe dans la Bible… Il est également possible que même cela ne suffise plus à nous réveiller. Alors, nos petites affaires reprendront : l’économique comme unique pensée, l’avidité, le narcissisme… Les affaires du monde, en somme.
Propos recueillis par Pascale SENK
de Christian Bobin, j’ai aimé tous les livres, absolument tous.
Mes préférés : “ Le Très-bas”, ”L’autoportrait au radiateur”, ”Ressusciter”, ”Tout le monde est occupé”…tous édités chez Gallimard.
Article paru dans Psychologies Magazine de décembre 2010