Mi-mars 20, quand la France basculait dans la pandémie, des adeptes du haïku, poème d’origine japonaise, se sont inspirés de ce passage pour écrire des mini-poésies à la fois modestes et précieuses, comme ils le font chaque fois que la réalité, bouleversante ou heureuse, vacille. J’en ai rendu compte dans cet article publié dans L’Obs.
Covid-19
tout est annulé
sauf le printemps
C’est avec ce haïku que le poète Vincent Hoarau, administrateur de la page Facebook “Un haïku par jour”, qui compte 2 700 membres, a accueilli la nouvelle d’une bascule du pays au stade 3 de la pandémie.
Trois lignes. Dix-sept syllabes maximum. La marque d’une saison. La saisie d’un instant fugace et majeur… Ce haïku répond en tous points aux codes classiques du genre. Mais, s’adaptant au combat du jour, il touche nos cœurs brûlants d’actualité.
En France, la poésie a toujours été associée à une forme de résistance. Résistance à l’idéal courtois ou à la bourgeoisie (François Villon), résistance à la norme (Rimbaud), résistance à l’ennemi (Eluard, Aragon) Au point que beaucoup, dans le grand public, retiennent davantage l’engagement politique et moral de ces immenses artistes que leurs pages inspirées. Gageons que le Printemps des poètes, cette année consacré au “Courage ”, reviendra une nouvelle fois largement sur cette spécificité française : “Plus de politique, moins de poétique ”.
une autre poésie de résistance
Du haïku, petit poème d’inspiration japonaise si peu connu ici, on a souvent une image inverse : cette forme brève, ancrée sur les cycles des saisons, apparaît à beaucoup comme très détachée des affaires sociales. Floraison des cerisiers, beauté de la neige ou des pétales qui s’envolent dans le ciel… Qu’auraient donc les poètes haïkistes à dire des épreuves collectives, guerres ou catastrophes naturelles, eux qui ne disposent que de 17 syllabes (le haïku, rappelons-le, est le plus petit poème codifié au monde) pour se battre ?
Cette idée reçue est fausse. Au Japon, le “haïku writing ” est éminemment démocratique. Chacun, dans les écoles, les entreprises, les universités, ou des clubs de poésie, s’y adonne pour exprimer ce qu’il vit et ce qu’il voit de l’état du monde. Ainsi les journaux quotidiens reçoivent autour de 7 000 haïkus par an, écrits par des concitoyens avides de transmettre leurs ressentis et de participer ainsi à “la vie de la Cité ”. Fukushima, les typhons, le dérèglement climatique… Les Japonais n’hésitent pas à écrire et diffuser autant que possible leurs mini-poèmes de protestation, de chagrin ou de résilience [1].
la crise vue en poèmes brefs
En France aussi, aux Etats-Unis ou au Maghreb, des haïkistes contemporains s’arment de leurs poèmes brefs pour rendre compte de ce qui se passe dans le monde, “leur ” monde, et le partager entre eux. Sur des pages Facebook dédiées, comme “Un haïku par jour ” ou “le Coucou du haïku ”, ces poètes racontent à leur façon la crise du coronavirus, telle qu’elle est vécue en Bretagne, à Paris, ou ailleurs.
Ici, je souhaite rendre compte de l’œuvre de ces poètes clandestins, en faisant un choix parmi les centaines de haïkus composés en quelques jours, entre le 12 et le 15 mars : le passage au stade 3 de l’épidémie de coronavirus.
Du déni à une acceptation plus apaisée, les haïkistes nous donnent à voir comment cette situation totalement inédite a été, grâce à quelques lignes notées dans un carnet ou sur la Toile, vécue… et traversée.
les premiers gestes barrières
Vers le 13 mars, l’idée qu’on échappera peut-être à ce qu’ont connu les Chinois et ce que vivent nos cousins italiens domine encore. Ceux qui font vraiment attention et adoptent « les gestes barrières » semblent rares, comme le note le poète Gérard Dumon :
bistrot du matin
en crânant les habitués
se serrent la paluche
Ou bien :
vendredi treize
très émue la boulangère
premier masque
Et d’ailleurs, au fond, cette « crise sanitaire », que peut-elle changer à notre réalité personnelle, semble encore se demander le poète ? Autant se rattacher à ce qui nous émeut toujours :
Pandémie –
le ciel
se met au bleu
Peu à peu cependant, les heures passant, l’évidence que ce coronavirus prendra de plus en plus de place s’impose. Chez certains, comme Marie Alice Maire, une bascule mentale se fait :
pandémie
je prends conscience
de mon âge
Et moi même, Parisienne de toujours, je ressens un malaise inédit en sortant de chez moi :
ville en apnée
sur les Champs ce silence
assourdissant
Fin de l’hiver –
sur nos têtes un gros nuage
menace
l’étrangeté d’une quarantaine
Certains, comme Bernard Dato, notent une forme d’étrangeté :
rue déserte –
sous le vent tremble un volet
fermé
Jeanine Chalmeton se désolent déjà :
dans la cour de l’école
tout seul un arbre
– covid 19
Le quotidien n’est désormais plus le même.
La France se dirige alors inexorablement vers la quarantaine. Le haïkiste, poète du « dehors », tellement habitué à arpenter la ville ou la nature, doit désormais se limiter à son environnement le plus proche, comme nous le raconte Sarra Masmoudi, haïkiste de Tunisie :
temps de Corona~
une partie de chasse aux haïkus
à la fenêtre
quarantaine~
la ronde d’inspection
du papillon
Gérard Maréchal soupire :
confinement –
là-haut tous mes chemins
de fleurs sauvages
porter un autre regard
Comment vivre alors ? Allons-nous nous cantonner derrière nos murs et nos fenêtres ? Et si le retour contraint au foyer devenait peu à peu source d’inspiration ?
Pour cela il faut y mettre du sien, s’éduquer à ne pas sombrer dans la déprime, semble nous chuchoter Virginie Colpart, au moment où le passage au stade 3 est acté, ce 15 mars :
matin de printemps
le chant des oiseaux avant
les informations
confinement
l’occasion de voir le fond
du congélateur
confinement
elle accommode sa vie
et ses restes
confinement
dans toute la maisonnée
l’odeur du clafoutis
dans le petit, voir l’immense
Et peu à peu, c’est comme toujours l’ouverture au monde et parfois aux plus petits détails de la réalité qui nous sauvent. Celui qui écrit des haïkus explore le plus petit, et rencontre souvent l’immense :
confinement –
notre jardin
pour monde entier
rappelle Coralie Berhault Creuzet. Tandis que la poétesse Pascale Dehoux continue à célébrer la ronde vitale des fleurs, insectes, et toute chose vivante :
quarantaine –
La queue leu leu des fourmis
à ma fenêtre
Pandémie ~
D’amandiers en amandiers
l’abeille
Alors, il devient (peut-être) possible de se recentrer sur la beauté du monde. Car, ironie du sort, les jours se sont soudain faits beaux, le soleil et l’air doux sont de retour. Au moment où la menace est la plus forte, l’espoir et la capacité à saisir le moment présent s’imposent, comme nous y invite Ben Coudert :
Quarantaine –
je fais des provisions
de sourires
L’écriture de haïkus, art minuscule et puissant ouvert à tout à chacun, permet cela : saisir l’infime et le précieux qui fondent le goût de vivre.
[1] Voir à ce propos le très beau livre d’Alain Kerven, “Haïkus et changement climatique”, éd. Georama.
Cet article, écrit par mes soins, est paru dans le Nouvel Obs le 27 mars 2020 et a été traduit en japonais par le Courrier du Japon en mai 2021.
Vous pouvez aussi écouter une version podcast de cette enquête dans notre émission « 17 syllabes »
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